#### le besoin de finitude

 

Nous voulons questionner sur la capacité du vide à générer et à créer de l’intellect, des productions religieuses ou philosophiques qui rassemblent et perdurent. Ces productions peuvent être vues comme des œuvres anthropiques, c’est-à-dire du travail de l'humanité, traversants les époques. Ce sont des œuvres de l'esprit traduites par écrit ou bien, suivant ses définitions changeantes, en art.

 

Un aspect de la poïetique de l'artiste, un de ses processus de création, son rapport à l’œuvre, consistera à prendre en compte cette vacuité omniprésente pour que la création se fasse. On peut se demander ainsi, si son rôle sera celui de rendre au vide ce qu'il lui doit, en le transmettant du mieux qu'il peut dans l’œuvre d'art. Il s'efforcera ainsi à faire parler l’œuvre, de la faire communiquer sur et transmettre une idée du non-être, ou du moins, de le faire ressentir. Cette démarche pourra alors se faire au moyen de la « finitude ». En effet, une œuvre, un ouvrage, donnant d'un coup d’œil le contenu du monde apparaissant comme finit, gagnera en profondeur, en puissance et en justesse. Elle aura la portée de faire réfléchir, d'amener le regard au-delà du monde qui y est comme synthétisé, dans un ailleurs du contexte profane ou elle se trouve, un inconnu qu'il reste à explorer, dans la vacuité. Ce contenu, la matière de l’œuvre sera donc le monde exprimé du mieux possible, dans son ensemble et non contraint à un point de vue subjectif d'un auteur. L’œuvre englobera ainsi une sorte d'universalité, et s'il ne prend pas pour sujet le cosmos entier, il s'efforcera d'épuiser, et de finir son thème, ce qu'il y exprime, afin de faire voir son ouverture sur cette indicible altérité qui en est sa richesse. Indiquant alors sa provenance ; le vide, il permet au destinataire, la critique, l'admirateur, le spectateur, la société, soi-même, de saisir ce rien, ce manque, cet immatériel espace vacant.

 

En premier exemple, ce besoin de « finitude » a été bien compris par l'art tragique des Grecs, qui se joue par rapport à, et s’achève par la mort. La tragédie se dessine par rapport à une prophétie, une parole divinatoire ayant trait à l'irrémédiable. A la manière de la tragédie Œdipe roi de Sophocle en 425 av. J.-C., les héros tragiques affrontent leurs destinées qui se ponctuent d'épreuves, bravent des forces supérieures et l'adversité et évoluent face à la mort qui en est la clôture dont ils n'échappent pas. L'histoire racontée se fait jour en rapport direct avec la fatalité envers laquelle ils ne peuvent n'être qu'impuissants. La tragédie est donc une œuvre complète, finit en en elle-même, elle contient le monde vécu et la destinée dans leur ensemble. Elle ouvre, par ce parallèle à la vie, pleine de représenter quelque chose de fini, sur l'accession possible à l'au-delà d'elle-même, à la réflexion sur l'intriguant non existant. Renvoyé par le symbolique de la finitude de la mort, au non-défini, ce sera ensuite au lecteur d'improviser dans la non-histoire, c'est peut-être rien moins que tout ce qui est attendu d'une œuvre d'art.  

 

 En ce sens, tragique, l'ouvrage aura une dimension eschatologique (du grec eschatos « dernier », logos, « parole »), il portera par sa représentation du monde un discours sur sa fin. Une parole concernant la destinée de l'humanité à la finitude des temps, de l'histoire, des événements et de lui-même. Ainsi l’œuvre d'art « fin du monde », toujours dans la même lignée, ouvrera entre-autres sur le mystère, invitant à l'imaginer ou du moins à en prendre conscience. L’œuvre sera faite de cendre et de mort, s’achèvera d'elle-même sur la fin de ce qu'elle peut raconter, transmettre et communiquer.  

 

 Finitude par la perfection

Pour engendrer un art qui englobe le monde par son universalité, l'auteur visera ce que l'on peut bien appeler une sorte de perfection dans son œuvre. Le mot perfection vient du latin perficio et contient -ficio qui veut dire faire, et le préfixe per-, le tout traduit l'idée d'une action menée jusqu'au bout. La perfection est ce qui est fait totalement. Pour Aristote, qui en a forgé la définition dans le livre cinq de sa Métaphysique, elle est ce qui est complet, qui ne nécessite pas de parties supplémentaires. Ce qui a atteint son but, en étant assez achevé pour que rien ne puisse en être meilleur.

 
 

La perfection artistique apparaîtra à l'instant ou l'artiste considérera qu'elle est terminée et totale, le moment ou il sait qu'elle est assez aboutie pour que puisse se ressentir ensuite la plénitude de l’achèvement indépassable. Le courant artistique cherchant à produire des œuvres parfaites, tendra à un idéal de beauté, réunissant toutes les qualités en n'ayant pas de défauts. Ainsi, pour donner ici un exemple, du XIVe au XVIe siècle., c'est la Renaissance italienne. Dans les arts plastiques de la renaissance, il s'agit d'atteindre à la perfection par l'équilibre des compositions par les proportions justes, la symétrie, la géométrie, la sérénité. Les artistes de cette époque prennent parti pris d'un art de la raison adéquat aux logos développés en Grèce antique, ordonné et équilibré. Les problèmes de la perspective prennent des résolutions mathématiques dans le traité d'Alberti (1404-1472), De Pictura en 1436, par la perspective atmosphérique de Léonard de Vinci  (1454-1519), ou bien par les travaux de Dürer (1471-1528). Ce sont des techniques dites naturalistes, d'imitation du réel qui se mettent en place, des transpositions idéalisantes du monde, utilisés par Michel-ange (1475-1564) ou Raphael (1483-1520)  qui rendront à leurs œuvres un caractère sacré, d'être intouchables, indépassables et parfaites. C'est bien cette qualité d'être indépassable et de contenir en elle seule l'accomplissement de l'art de ce que peut produire le monde, qui est ce que j'ai appelé, leur finitude.

 

Car si l’œuvre est entière et absolue, pour la contempler, cette finitude va nécessiter au spectateur d'en prendre un recul. En effet, en objectivant le monde par l'observation de règles de représentations strictes et absolues, l'art de la renaissance est art de la connaissance objective. Ses œuvres qui contiennent le monde peuvent se superposer au monde vrai et réel, elles le mettent en objet d'étude. Elles provoquent une sorte de dévalorisation du monde premier, celui qui n'est pas encore représenté, le profane, comme si ce dernier, une fois compris et connu dans sa perfection, n'était plus indispensable. Si l’œuvre est parfaite et contient un tout objectif, elle place le spectateur à l'extérieur du réel. Cette œuvre finit peut placer l'observateur dans la vacuité de n'être pas dans le monde objectif représenté.

 
 

Néantiser en ruinant

Une œuvre contenant le monde en offrant sa finitude peut aussi l’obtenir en recherchant précisément l’inverse de la perfection. Le naturalisme, le réalisme, l’adéquation au réel ne seront plus ici des moyens utilisés, mais il s'agira à atteindre à sa finitude en représentant le monde sous divers aspects de destructions. L'artiste a le choix de plusieurs méthodes qui ne tendront plus à représenter du mieux qu'il peut le réel dans son ensemble, mais il le néantisera d'une façon plus directe, et atteindra plus simplement à la vacuité. Il s'agira ici de représenter la réalité esquintée et dévalorisée, d'amener le regard au vide originel de l'acte créateur en montrant l'existant mutilé par la perte et le temps qui passe. Ces images de destructions nécessaires se traduirons alors par une esthétique des ruines, de l'effacement, du monde brisé, défait, ou bien oublié.

 

De tout temps, de nombreux artistes se sont essayés à ce thème, mais c'est au XVIIe siècle que les ruines deviennent un genre consacré et reconnu dans les salons de peintures. Citons par exemple Hubert Robert (1733, 1808), artiste français qui a orienté toute sont œuvres à créer une esthétique des ruines se basant sur les citées antiques (redécouvertes à cette époque par l'archéologie).  Il magnifie dans ses paysages, les colonnes, les arches, les arcs de triomphes éboulés, les restes de temples, les fragments d’hôtels, ou même des ruines de pyramides. Laissons la place à Diderot qui, en s'adressant directement à H. Robert, décrit ici ce qu'il ressent et ce qu'évoque une peinture du délabrement.

 

« Mr Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir […] je vais vous en dire ce qui m'en viendra sur-le-champ. Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux ; les objets qui m'entourent m'annoncent une fin, et me résignent à celle qui m'attend. Qu'est-ce que mon existence éphémère en comparaison de celle de ce rocher qui s'affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s'ébranlent. Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir […] Dans cet asile désert, solitaire et vaste, je n'entend rien ; j'ai rompu avec tous les embarras de la vie. […] Je déchirerai le silence et l'obscurité de mes cris. Et lorsque mon âme sera rassasiée d'amertume ; j'essuierai mes larmes de mes mains ; je reviendrai parmi les hommes. »1

 

Diderot, ici critique d'art, recherchant le sentiment du sublime dans les créations, explicite au mieux une quasi métaphysique des ruines. Cette dernière témoigne de la vanité de toute entreprise, où l'impermanence prime sur toutes choses ou actions. La ruine signifie un état de déréliction et de décrépitude. Diderot dans cette citation, exprime bien le caractère calme et mélancolique que ce type de peinture inspire chez le spectateur qui, plongé dans l'absence, est alors devenu le contemplateur du disparu, de l'anéantissement.

 

Plus qu'un support pour la méditation sur le temps, la ruine, aux cotés des vanités et du memento mori, permet la perception de notre propre mort, elle est une expression de notre propre finitude. Notre mort prochaine, qui, tout comme les édifices représentés ici sont voués à être délabrés et disloqués. De la même manière, les créations ruinées font chuter notre corps vers le bas, vers la terre, symboliquement, c'est un aller simple vers l'origine, vers le primaire. La ruine montre ce qui n'est plus, certes, mais en désignant le vide, elle est aussi un voyage vers un en-deçà de la forme, vers la matière, vers la pureté de ce qui n'est pas encore réalisé, de ce qui n'est pas encore ni façonné ni ouvragé.

 

La peinture de décadence, représente donc la civilisation détruite par le temps et le vide, tandis que le monde et la Phusis ; la nature, eux sont encore là. Face à la ruine, qui marque l'éphémère humain, le paysage apparaît souverain chez les Romantiques. Ils la considèrent comme une parfaite image d'un mal de siècle., comme une allégorie de leurs propres existences en prise avec les forces de la nature toute puissante et déifiée. Caspar David Friedrich (1774, 1840) est l'un des artistes peintre les plus féconds des romantiques allemand du XIXe siècle. Son art incorpore la ruine pour exprimer la perte de l'identité devant la puissance de la nature. Mais cette perte devant la grandeur du paysage spirituel qui montre la réalité divine, cachée dans les paysages, est vécue comme un gain de par un rapprochement avec l'infini. L'absolu, l'infini, voilà bien ce qui est le but à atteindre pour les romantiques, qui s'en approchent en ruinant le monde dans de sublimes œuvres. La destruction pour la plongée dans l'infini.

 
 

Ruines pulsion de mort

 La problématique ici est toujours de savoir par quel rapport l'acte créateur s'articule en rapport avec le non-être, le mystère, l'inconnu, l'occulte ou la mort. Pour être plus pertinent, afin de rapprocher ces thèmes, il faut s'armer de concepts déjà théorisés, par exemple en psychanalyse, la pertinence de la pulsion de mort de Sigmund Freud (1856-1939). Pour comprendre ce qu'est cet élan de destructions qu'on retrouve dans l 'art de la ruine, ont peut s'aider de ce qui est sous sa plume la figure de Thanatos. Dans sa seconde topique psychanalytique, Freud théorise et défend deux pulsions. Tout d'abord la pulsion de vie sous le fameux personnage mythologique du dieu grec Éros. Freud, reprenant l'antique métaphore, le représente comme dieu de l'amour, du désir et de la relation. Il explique psychologiquement la vie et les désirs par son biais. Mais Freud est tout d'abord incapable d'expliquer le désir de perte incurable de certains de ses patients. Ainsi, derrière Éros, il découvre une pulsion encore plus forte agissant dans l'inconscient. Cette pulsion qui se cache derrière les plus apparentes est la pulsion de mort qu'il place alors sous le mythe de Thanatos. La pulsion de mort est ainsi une tendance primordiale de l'Humain à la destruction. Thanatos intervient par le biais. de la destructivité pour réduire les tensions psychiques au Zéro originel. Dans son ouvrage Deuil et mélancolie (1917), il démontre qu'elle est la première et principale pulsion qui va permettre à la tension apparue dans la matière jusqu'alors inanimée avant la naissance. Cette réduction ira jusqu'à atteindre à nouveau au but qui est la disparition de cette tension, c'est-à-dire atteindre à la mort.

A présent, la destruction qui s’opère dans la création, que l'on retrouve manifestement dans ces tableaux de ruines, peut s'expliquer avec l'outil de la pulsion de mort de Freud. L'artiste ruine et œuvre avant tout à néantiser le réel. Ceci se traduit dans les arts-plastiques par l'acte violent d'effacer, de défaire, de casser, de gâcher, d'oublier l'existant.

En somme

Ces représentations des ruines, romantiques ou non, vont donc dans le sens inverse du motif de perfection que les artistes de la renaissance recherchaient. Ici, par la mise en image du délabrement et au final de la perte du spectateur dans le tout puissant déchaînement des éléments, l'objectif n'est plus de synthétiser le monde pour produire une œuvre parfaitement réelle et globalisante qui permet un recul sur ce monde. C'est au contraire l'espace laissé vide qui appelle le spectateur à compléter ce qui est manquant, à faire jouer son imagination, à faire ressentir une émotion de stupéfaction devant l'infini du monde. Mais la portée en est finalement la même, ces deux méthodes de création s'articulent autour de la notion de finitude, à savoir que chez les uns, le monde parfaitement représenté est parfait, achevé et finit en lui même car indépassable, puis, chez les autres, il exprime la finitude du monde également mais par l'inverse, par l'imperfection. Ils achèvent et terminent tout deux l'existant.

 

1 Diderot, Ruines et Paysages, Salons de 1767. Paris, Hermann, 1995. p. 335