####La « finitude » en philosophie. Hegel, Kojeve, Bataille, Schopenhauer, Durkheim, Stirner.
L'humanité est elle-même dans la finitude, la temporalité et donc la mort. Voilà une donnée en point de départ qui a été accepté, niée, remise en question, dépassée, mais a toujours été pierre angulaire et commencement de toute philosophies et créations qui ont eut à en découdre avec elle. L'inconnaissable et insaisissable question de la mort qui hante la création lui fait être finit, non plus périssable, mais déjà trépassée. Cela se passe comme si la création était un médium pour expier l'angoisse, la jeter au devant pour la maîtriser, la transformer en imagination. Si tel est le cas, l'idée d'infini, la portée de l'imagination en serait d'autant plus grande que l’œuvre à néantisé le réel. Certains ont attribués à l'art, par différentes approches, la capacité de répondre à l'angoisse première, le fait que l'homme soit périssable, qu'il soit voué à une mort certaine, il est devenu objet de connaissance.
Ce n’est peut-être pas un hasard si l’esthétique, la science du sensible, du goût, du beau, est créée et reconnue comme nouvelle discipline philosophique indépendante, par l’allemand Baumgarten en 1750 puis retravaillée par Kant, Hegel ou bien Schopenhauer, des métaphysiciens. L'art achevé, de finitude, l’œuvre désenchanté est peut-être l'endroit, le point de jonction ou on passe du sensible à l'intelligible, de l'émotion à l'entendement et à la raison, c'est à dire à la métaphysique. Si tel est le cas, ne peut-on pas se demander si la création effectuée sous un œil esthétique ne soit depuis cette époque déterminée à être quelque chose de plutôt « triste » ; en cela qu'elle indique par la destruction ou la morbidité de l'existant achevé, la vacuité, le néant du spirituel ? La création et son ouvrage, lors qu'il s'adresse aux sens, au sentiments, n'est-il pas marqué depuis ce temps d'être un genre de connaissance inférieur et condamné à représenter, dans la déréliction, le sacrifice du monde au profit de l'intellect ? En s'efforçant de chercher une vérité au sensible, Platon, qui fit du beau le reflet de l'intelligible dans la matière, Hegel qui en fit la manifestation de l'idée, Schopenhauer, celle de la volonté, n'ont ils pas, eux aussi condamné l'art à n'être dans son ensemble qu'un memento mori ouvrant sur la vacuité, finissant le reste ?
Hegel
Pour Hegel (1770-1831), philosophe idéaliste allemand, l'art exprime l'idée sous une forme sensible, il est l'absolu donné à l'intuition. Hegel rajoute que l'Art fait désormais partie du passé. Qu'il a décliné et a permit la venue de l'esthétique, c'est à dire d'un discours et d'une réflexion philosophique sur l'art. C'est, pour lui, dans la religion et dans la philosophie que l'Esprit se libère du sensible de l'entendement subjectif et atteint l'absolu pour s'y inclure. Il développe une pensée qui peut éclairer ce que nous entendons ici par finitude mais c'est par la lecture de son œuvre, que Alexandre Kojève (1902-1968) en a eu, que cela est le plus plus explicite. Kojève met l'accent sur la notion de « fin de l'histoire » de Hegel, qui est celle de l’achèvement. Un discours philosophique, explique-t-il, n'a de sens que si il contient et concentre en lui tout le sens, que si il ne forme un sens, que par anticipation de sa fin. C'est à dire que le discours, dans cette notion, doit s'échapper de la finalité sur laquelle il porte. Il doit, ne pas faire attendre sa fin pour délivrer son sens, mais contenir en lui, à chaque mot cette finalité. Le discours, à l'inverse du projet, ne doit pas dépendre ni être déterminé par un moment à venir pour prendre sens. Ainsi le discours philosophique, mais aussi l'art, qui lui se transmet par le sensible, doivent permettre de sortir de l’incomplétude, du manque et également de la confusions des jugements de goûts déterminés, partiels et faux. L'Art doit permettre, avec l'idée dont il est la manifestation, l’accès à l'absolu, c'est à dire à une pensée intuitive et donc sans manque. C'est une pensée qui a accès à la contemplation d'un fini, l’œuvre, qui comprend l'infini, le monde nié, néantisé. L'esthétique de Hegel consiste pour l'art à atteindre une pensée qui exclue tout manque d'être. Ainsi le désir du beau traduit un latent manque de l'âme, incomplète, une âme qui fuit et en un sens, méprise le corps, qui cherche à dépasser l’inachèvement du sensible. C'est pour Hegel et Kojeve, en ce sens que l’œuvre d'art doit, comme le discours et comme tout ouvrage, être « chosalement » achevée, et contenir par la même, l'infini, l'idée absolue et non confuse.
Il s'agit en fait d'une articulation entre le concept d'histoire et celui d'absolu, entre l'insatisfaction d'un discours qui contient et exprime un désir insatisfait car remis à plus tard (le projet) et la satisfaction de ne plus avoir de séparations entre temporalités ou sujets/objets que l'absolu, que la finitude, offre au percept. Voilà donc ce qu'est la notion de fin de l'histoire, nous la comprendrons en relation avec l'art et la mort par la négation qu'elle présuppose. En effet, pour Kojeve, la finitude (fin de l'histoire) introduit du vide, grâce aux désirs insatisfaits, dans la conscience de soi. Un vide qui vient alors troubler la plénitude. C'est par ce désir, ce vide, que l'homme ou l'animal, le sujet, prennent conscience de la perspective du moment à venir que constitue la possibilité de ne plus être. Pour Kojève, l'homme néantise son présent fait de successions d'instants au profit de l'absolu de la finitude. Il s'absente du monde et se projette ainsi dans l’indétermination du futur. La notion de fin de l'histoire qui ferme, achève le monde en comportant sa fin dans le discours, ouvre alors sur le désœuvrement d'une histoire finie, du monde disparu, mais au profit d'un absolu gagné.
L’œuvre d'art serait ici tout-à-fait finit en elle même. C'est-à-dire qu'elle ne serait non un moyen qu'on utiliserait pour atteindre à un autre but plus grand, plus important, plus vrai qu'elle, mais qu'au contraire elle serait sa propre fin, indépassable. Elle qui contiendrait le réique du monde finit et achevé en elle. L'ouvrage a acquis la totalité que l'être humain ne peut avoir face à sa propre finitude. Voilà le sens que Kojève extirpe de sa lecture de Hegel.
Tout ceci semble bien compliqué, retenons que la création, dans la démarche d’Hegel, au profit de l’Esprit et un peu à la manière d’un meurtre, le sensible est nié par l’objectivation, puis qu’arrive une deuxième négation, cette fois celle de la différence entre le sujet et l’objet, ne faisant alors plus qu’un dans le mouvement de l’absolu. Double finitude, désenchantement perpétuel en mouvement incessant, voilà son idée de la vie, de la création sans cesse destructrice.
Un ouvrage, serait alors artistique à cette condition qu'il annonce, tel un avis de décès, sa propre fin, la fin du vécu, la fin du monde. Mais il y a une sorte de dialectique, une logique, en ceci que ce qui est finit, continue. Pour illustrer brièvement cela, on peut observer par exemple la venue des avant-gardes, dont les plus représentatives sont politiques, littéraires ou artistiques. Pour ces dernières, d'une manière générale, rejettent les affiliations à l'art de leurs prédécesseurs, les conventions, les traditions et viennent ainsi détruire, mettre à plat, tuer l'art tel qu'il est élaboré lors de leurs apparitions. L'avant-garde, c'est l'art terminé, mais c'est aussi l'art qui continue. L'art finit continuant, c'est aussi dans un autre exemple, avec Hegel et Kant, quand l'art du beau laisse la place à l'art du sublime. Après la prérogative du beau, l'art, c'est aussi à présent, le laid, l'horreur, le dégoût, le mal, le scandaleux, ce qui provoque et trouble les sens. C'est l’œuvre de Baudelaire, et par la même c'est encore une fois l'entrée de la mort dans la création. Il s'agit donc d'un au-delà de l'art, mort en tant que définissable par sa recherche du beau, qui revient alors sous une autre forme, il est métamorphosé.
S'il ajoute à cela que la fin de l'histoire n'est pas une réalité, elle n'est qu'une possibilité, ce possible est coupable d'avoir neutralisé le monde, la représentation le sacrifie pour le faire revenir métamorphosé, plus intense, réel et en mouvement, peuplé de morbides sacrifices.
Schopenhauer
Son travail explicite l’inconscient de la Volonté dont toutes choses ou créatures de l’univers sont l’expression, où pour mieux dire, les représentations.
Cette Volonté, essence du monde, est la nature qui s'exprime et cherche aveuglément à se reconnaître. L'homme, au même titre que le reste, est déterminé par elle (ce qui sera plus tard similaire au concept d'inconscience de Freud) et il se voit osciller entre deux pôles. Le premier est celui du désir, du besoin d'un objet manquant, le second est celui de l'ennui qui arrive immanquablement une fois la satisfaction du désir réalisé, une alternance qui ne laisse pour Schopenhauer guerre le choix que de la douleur. Toute choses condamnés au malheur de vivre, et donc de reproduire la Volonté, l'inconscience qui fait osciller en deux pôles de souffrance sans jamais connaître le bonheur, ou avoir le bonheur de connaître, sont vouées à périr et renaître tel quelle, expression de la Volonté, c'est à dire, à ne jamais périr.
Pour se libérer de la volonté qui régit le monde aveuglément et pour accéder à une connaissance intuitive. il s'agira dans sa philosophie de choisir entre trois attitudes face à ce qui est pris pour la réalité. La première étape est une contemplation esthétique du monde. Il suffira dans cette première étape d'arriver à ne penser à rien devant un objet banal en se laissant aller au spectacle de la nature, de la Volonté qui s'exprime. C'est ici qu'arrive pour lui le rôle de l’œuvre d'art, ouvrant à la méditation, lorsque l'individu abandonne son essence. Sa vision esthétique de la création se traduit donc par un art désintéressé et contemplatif. Un art capable, par les sensations primordiales qui sont immédiates et sans jugements, d'atteindre au sublime. Ce sublime est atteint lorsqu'une une œuvre, exprime le tumulte des passions venant des tyrannies du désir et de l'ennui se jouant dans la nature. L’œuvre, par cette contemplation, fait alors accéder à une connaissance, à une vertu qui dépasse son essence. La seconde attitude est plus morale, puisqu'il fonde en quelque sorte une éthique de la pitié, neutre, ou chaque entité, participant au même principe unique, puisse se reconnaître de manière pessimiste dans cette douleur, en n'importe quel autre être ou chose. « Tat twam asi » (en sanskrit ; Je suis toi), il est le monde, se reconnaissant dans chaque phénomène. Enfin la troisième attitude est de rompre totalement avec les désirs provenant du « vouloir vivre » en refusant de perpétuer sa reproduction, en élevant et enrichissant sa propre nature au devant du monde. Une opération de destruction de l'essence de soi-même qui permettrait en quelque sorte de prendre une distance envers la déterminité pour y trouver une intuition complète d'un monde qui n'aurait alors ni début ni fin. Il s'agira de faire apparaître et de reconnaître le caractère absurde du monde, tout en s'en détachant, en refusant d'évoluer en lui, en passant à l'arrière du « voile de Maya », là ou les catégories de l'entendement sont dépassées, ou il n'y a plus ni temps, ni espace, ni logique, mais une réalité toute autre, infinie, la seule réellement connaissable, intuitivement.
À partir de Schopenhauer, il est alors possible de concevoir un art de ratage, vu comme autant de prise d’indépendance sur l’absurde inconscient qui domine.
Voici donc deux grandes écoles de philosophies classiques en esthétique qui s’affrontent. L'une, celle de Hegel considérant que tout est manifestation de l'Esprit, que le geste créateur consiste dans la double négation en mouvement, la première de sa subjectivité, puis une seconde dans la réappropriation de l'objet. L'autre, celle de Schopenhauer, continuateur des Brahmaniques, consiste à néantiser par l'absurde la volonté, en un sens spinoziste, le « Conatus » du monde. L'une atteint le sublime en art en exprimant l'Esprit, l'autre l'atteint une fois que la Volonté est exprimée pour s'en distancier. Mais elles ont ceci de commun que l'une comme l'autre débutent et perdurent en passant par une étape sublimement représenté d’achèvement du monde. Exprimé soit par une réalité qui ne prend sens qu'une fois l’objet nié, l'Ergon, l'ouvrage, l’œuvre, ne pouvant que représenter et être lui même fini, soit par une absurde réalité, qui ne laisse qu'un champ infini de vacuité.
Nous pouvons déjà apercevoir qu’en philosophie, le gros du problème de la finitude, qui concerne la question de la représentation, est l’objectivité. Et nous mettons en rapport l’acte destructeur de la création, qui est en fait représentation de ce qu'il symbolise et exprime les rapports, les articulations ou non, entre la subjectivité et l'objectivité, pour simplifier ; entre l'intérieur et l'extérieur.
####l’objectivité
Durkhein
Selon Durkheim, sociologue français, l’objectivité est une apparition d’ordre religieuse, auquel l’art trouve une place de choix. Il découvre que la religion est définie par sa capacité à opérer une première division entre un monde profane et un monde sacré. Pour résumer ce qu’il entend du sacré dans son principal ouvrage sur la religion ; formes élémentaires de la vie religieuse, le monde sacré est différent et s'oppose au profane en cela qu'il n'est pas que sensible, il est spirituel. Mais Durkheim prouve que le sacré n'est pas entièrement imaginaire en ceci qu'il a besoin d'une part matériel pour exister ; des objets sacrés.
Par une analyse du totémisme des peuples tribaux australiens ainsi qu’indiens, il fait ressortir que le totem (churinga, des reliques, ou d’autre objets constituants le sacré), en portant l’emblème du clan religieux, est en fait la forme sensible du Mana, ou Vakan, les principes religieux du totémisme Le totem est un objet qui porte la marque de la force impersonnelle, de la substance immatérielle. En acte, selon Durkheim, ce Mana n’est rien d'autre que le groupe social bien réel et sa force supérieur sur l'individu. C'est à dire qu'il représente l'extériorité qui a le pouvoir dans le sacré du monde religieux, de redistribuer force, protection, fertilité etc, aux adeptes qui le respectent.
Ces objets, extérieurs aux individus leurs permettent d'être autre qu'eux même, initiés et alors aptes à éprouver la perte d'eux mêmes lors des rites, de faire parti de l'objectivité. C'est là que pour Durkheim, intervient l'art. Car entre autre, lors des rites au totem, il n'y a réaffirmation et reconstitution de la force du sacré de possible que par l'intermédiaire d'objets, qui sont choisis en fonction de leurs capacités à suggérer cette émotion aux initiés. Ainsi, par exemple avec le sifflement particulier d'un cailloux ou d'un bout de bois qui est fait tourné rapidement en l'air, ou par agglomération de cris qui deviennent des chants, la musique est pratiquée au sein des cultes pour impressionner et transmettre le sentiment d'être transcendé par la force. Pour constituer le sacré lors des cultes, en prenant souvent l'apparence de fêtes et d’exaltations collectives, il est présenté une violence symbolique , mais pas que, sur la matérialité du monde profane. Par exemple sur les corps vivants, sans doute les meilleurs représentants de la matérialité, qui y sont alors souvent scarifiés, mis en souffrance volontairement pour se détacher de leur réalité. Des sacrifices tant réels que spirituels sont opérés pour se détacher du profane, pour le néantiser, pour entrer dans la force supérieure, avec une certaine ivresse et folie, en même tant que d'entrer dans le néant objectif de la croyance religieuse. La création, autre exemple, en reproduisant pour le faire perdurer, en peignant, en dessinant, en stylisant le symbole totémique, a alors culturellement, par des procédés artificiels, annihilé le monde. Dans leurs rôles au service des cultes, la finitude, l'eschatologie, peuvent être à la fois les thèmes et les effets réels des œuvres d'arts.
Durkheim, pour illustrer l'objet totémique représentant le sacré de la force objective dans nos sociétés modernes, donne l'exemple du drapeau pour lequel le soldat est prêt à mourir. En soi simple objet de tissu, mais superposé à lui, une signification ; celle de sa supériorité sur l'individu, en lui intimant par la même l'implicite ordre, ou en lui donnant l'envie, de se perdre individuellement pour l'idée de patrie. Principe de transcendance contenu dans la représentation de l’emblème que l'art est sensé promulguer, amplifier, disperser au nom du néant en le superposant au sensible.
L'objet, d'essence religieuse, prend alors une signification surajouté à sa réalité, il est signifiant dans sa part matérielle, tandis qu'il renvois à un signifié dans sa part spirituelle. C'est le principe de la représentation et ce qu'on peut appeler une symbolique. Le monde sacré à constitué l’intellectualité, dans lequel l'art évolue et joue son rôle de déréalisation.
De plus, il fait l'observation que le sacré dans le totémisme provient peut-être de la vénération, et le rappel à la mémoire des « anciens » du clan trépassés. C'est à dire que lors des cultes, il s'agit d'honorer les âmes des défunts, en leur demandant au passage protection, conservation du clan, fertilité des sols, bonne chasse etc. Respecter les ailleuls en en représentant les esprits et les qualités qui jadis étaient les leurs, courage, force, ruse, intelligence. Il n'y a rien d'étonnant alors, que dans l'art, ici opérateur pour la formation du religieux, se retrouve la présence de fantômes et par la même un certain caractère de morbidité. Ce vide que la création fait entrer en se plaçant en intermédiaire entre le profane et l'extériorité, rajouté à la représentation liée au culte des morts permet l'entrée du fantôme, du non-existant, de l'illusion, du spirituel dans la réalité. La création sert donc ici à se détacher du monde profane, en cela son geste lors des rituels consiste en un mouvement qui va de sa néantisation, en une superposition. Elle présente donc, et ceci par définition, les signes d'un art désenchanté, d'un art « fin du monde ».
Il n’en est pas de même d’un art affranchi de son service au respect de l’idée.
Stirner
Dans son quasi unique ouvrage L'unique et sa propriété, Stirner (1806-1856), philosophe allemand, sur un terrain philosophique expose son radicalisme à l'encontre de l'hypocrisie dont il affuble tous les acteurs de la société. Il développe un exposé sur l'individualisme que certains qualifieraient d'anarchiste (alors qu'il s'attaque aussi cette idée). Bien qu'à aucun moment il ne parle d’esthétique, on y trouve cependant une façon de pratiquer la création, de manière vitale, qui donne une tout autre façon de comprendre l'art. Son approche met en place un jeu particulier entre subjectif et objectif qui nous permet de mieux cerner ce qu'on trouve de finitude dans un art désenchanté.
Pour résumer au plus vite sa philosophie ; il place l'individu, le subjectif, l’égoïste au dessus de l'objectif. Dans le sens ou toutes les idées qu'il puisse avoir lui appartiennent, et a personne d'autres. L'idée d'un quelconque dieu est décrédibilisée, autant que celle d'une société avec principe unificateur. Il s'attaque également à la notion d'humanisme, et globalement, de toute idées se prétendant supérieure, sacrée, requérant le respect et la dévotion de l'individu. Il s'oppose au principe de hiérarchie, et à la détermination venant du dehors et y oppose un mouvement qui va dans l'autre sens ; de soi vers le dehors.
Ainsi, l’œuvre d'art, en tuant l'objectivité, ferme la réalité factice du monde sacré car il n'y a plus lieu a exercer la croyance en l'au-delà (l'au-delà de soi-même) qu'il propose, aussi merveilleux et attrayant soit-il. Le geste artistique consiste à clore ce qui est exprimé par l’œuvre, pour ouvrir l'intérieur du sujet (auteur ou récepteur/spectateur), sur sa propre puissance. L’œuvre d'art n'est donc pas ici à prendre comme un quelconque autre objet de ce monde, mais est rapprochée de nous, car à la différence de l'extérieur qu'elle finie, elle fait partie de l'individualité qui s'en saisi et la possède, a fait vivre. L'art, s'il est donc ici, encore une fois l'intermède entre la subjectivité et objectivité, que par lui se jouent les complexes mouvements d'entrées ou sorties du solipsisme de soi-même en ouvrant ou fermant cette boucle, est à l'inverse de l’analyse de Durkheim, plutôt que sacralisation et vecteur d'objectivation, devient vecteur de subjectivation. La création se place dans l'intermédiaire pour au choix ; recréer, former, ou s'émanciper du monde éternellement déchue.
La philosophie de Stirner n'incite pas a ingérer l'extérieur à absorber les autres, en ceci qu'elle les recréé. Recréation au sens où, possédant la matière du monde entier, en elle même morte, n'attendant que l'individu, l' « unique », seul non fini, forcément artiste, pour la faire exister, défaire, recréer. Le monde sacré ne perdure pas, au profit du sien propre. Toute sa philosophie est une incitation à la création, et ce en parallèle avec la destruction permanente de l'objectivité.
Et puisque le geste créateur consiste à tuer l’objectivité et que cette dernière est chez Stirner, déjà morte, avec la recréation, plutôt que la création, il n'y a plus besoin qu'un acte de destruction quelconque en art se trouve avoir des effet réels. Tout le contraire du fanatisme de l'objet que la représentation permet dans le domaine religieux. Car, ne pouvant pas finir leur thèmes, pour cause d'un trop grand respect, ils s'acharnent à le mettre en souffrance, à le martyriser, à néantiser du concret, du sensible. Et puisque l'artiste au sens de l'« unique » n'est alors plus dépendant de l'idée qui lui est à jamais extérieure, de l'idée de vérité, arrive à sa place la diversité des possibles. Il est dans la méthode de Stirner, contrairement aux autres, car ayant la main sur les choses, reconnues vaines en elles même, l'arrivé d'une infinie diversité des possibles.
Entre autre, pour Stirner, on peut définir un individu par ce qu'il respecte, ce qu'il placera alors dans son art sera un discours, une sorte d'image qui, portant sur les choses craintes qu'il n'a pas su terminer, de son monde objectif. Par extension, on pourrait comprendre que pour Stirner, le contenu positif d'une œuvre serait en fait l'inverse de son contenu. C'est à dire, ce que l’œuvre a réduit à néant, en vanité, ce qu'elle a moquée, terminé, tué. Son contenu est alors autour de son thème, de ce qui y est exprimé, le thème clos ouvre et laisse la place ouverte par un espace vacant. Pour exemple, les œuvres satiriques, les caricatures, représentent une chose, mais pour mieux s'en moquer. Ce qui y est provoqué, plus que montré n'est plus le personnage politique raillé sous des traits grossier, mais l'humour, la profanation, la «criminelle» joie éprouvée a destituer ce qui est respecté. Ces sentiments qui n'ont pas besoins d'être figurés, montrés pour être transmis, constituent l'ornement de l’œuvre, ils en sont le contenu placé autour, nul part. C'est à dire que si chez Stirner, il n'y a pas de monde supra sensible derrière le sensible, ce qui est provoqué est la recréation et elle est laissée libre à qui s'en saisit. Pour qui est la mesure de toute chose, l’œuvre n'a pas besoin de transmettre une idée, le sensible se partage sans être superposé de son mode d'emploi ou d'un idéal vecteur d'au-delà.
En résumé, est à la disposition de la poïetique de l’artiste, de son processus de création et de son rapport à l’œuvre, le choix entre divers niveaux de criminalité. Des choix qui vont déterminer son ouvrage, ayant pour effet une représentation en rapport directe avec plusieurs conceptions de l’idée de vacuité.
Criminalité envers le subjectif, envers l’objectif, ou bien les deux à la fois.
1 Platon, Phédon, 66b ; trad. Monique Dixsaut, p. 216
2 Bataille, l’expérience intérieure, OC,V, p. 158
3 Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/344
4 Alfred Kubin souvenir d'un pays oublié, musée d'art moderne de Paris, Paris musée 2007-2008.
5 Ibid.
6 Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/344. P.322
7 Les formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim. CNRS éditions, coll « Biblis », 2014, 638 p. , Préf. Michel Maffesoli. p. 196
8 Ibib. p. 541
9 Ibib. p. 344
10 STIRNER, Max. L'unique et sa propriété. trad Henri Llavignes. Paris, Ed. La table Ronde, « La petite vermillon » p .43
11Ibid. p232
12Ibid. p147
13Ibid. p.390